Maroc: non, on ne déroule pas le tapis rouge à la langue amazighe

M. Réda Dalil

Directeur de publication du Magazine TelQuel

34, rue Sharm Echeikh

Casablanca, Maroc

 

Cher Monsieur,

Dans le n° 1053 du 28/07/2023 de votre publication, vous consacrez un dossier à la «langue Darija» au Maroc. En introduction à ce dossier, vous écrivez: «A l’anglais, au français et à l’amazigh, on déroule le tapis rouge...».

 

Il est probable qu’au Maroc on déroule le tapis rouge à l’anglais et au français, mais laisser croire qu’il en est de même pour la langue amazighe c’est induire vos lectrices et vos lecteurs en erreur. De fait, malgré son inscription dans la Constitution en 2011 comme langue officielle à côté de la langue arabe, la langue amazighe continue de subire l’exclusion, la marginalisation et les discriminations. Douze ans après sa constitutionnalisation, Tamazight n’a dans les faits, aucun caractère de langue officielle du Maroc. Voici quelques exemples de la politique anti-langue amazighe dans votre pays, M. Dalil:

 

- L’enseignement de la langue amazighe a été introduit dans le cycle primaire en 2003. Sa généralisation devait être achevée en 2008. Vingt ans après, l’apprentissage de l’amazigh est resté limité au niveau du primaire et seulement dans une faible proportion d’écoles. Si l’on se réfère aux chiffres du ministère de l’éducation nationale, seulement 330.000 élèves apprennent Tamazight à l’école en 2023, soit 3,75% du total des élèves. Un chiffre dérisoire il faut bien en convenir. Et bien entendu, l’enseignement en langue amazighe n’est pas du tout à l’ordre du jour. Le ministère prévoit la généralisation de l’enseignement de la langue amazighe dans le cycle primaire à l’horizon 2030. Et pour le collège et le Lycée, c’est pour quand?

 

- A ce jour, les Amazighs n’ont toujours pas la possibilité de s’exprimer dans leur langue dans les tribunaux et dans leurs relations avec l’administration publique. Ils s’entendent souvent répondre par un fonctionnaire de l’État, qu’il soit juge, policier, douanier ou employé de l’administration: «ma ka-nefhemch chelha dialkoum», je ne comprends pas votre «chelha», qualificatif qui se veut péjoratif pour désigner Tamazight.

 

- Tamazight a fait l’objet d’une loi organique adoptée en 2019 (loi n° 26-16 du 12/09/2019). Cette loi précise dans son article 21 que «seront inscrits en langue amazighe, à côté de la langue arabe, les renseignements contenus dans les documents officiels suivants: la carte nationale d’identité, le passeport, le permis de conduire, les cartes de résidence des étrangers établis au Maroc, les différentes cartes personnelles et attestations délivrées par l’administration». Mais contre toute attente, le gouvernement marocain fait adopter le 12 mars 2020 la loi n° 04.20 relative à la nouvelle carte nationale d’identité électronique (CNIE) qui prévoit que ce document sera rédigé en deux langues, l’arabe et le français. La langue amazighe est donc exclue du nouveau document d’identité et ce, malgré son statut de langue officielle et malgré la loi organique,

 

- Malgré l’article 28 de la loi organique qui stipule que «est écrite en langue amazighe, à côté de la langue arabe, la signalisation concernant les différents moyens de transport fournissant des prestations publiques ou relevant de services publics», des organismes étatiques, tels que l’ONCF (office national des chemins de fer), la RAM (royal air Maroc), l’ONEE (office national de l’électricité et de l’eau potable) et bien d’autres organismes publics et privés, continuent d’exclure Tamazight,

 

- En octobre 2022, la DGSN (direction générale de la sureté nationale) a renouvelé son identité visuelle, conservant les langues arabe et française, excluant Tamazight, en violation de la loi qui indique clairement dans son article 28 que «la signalisation des véhicules chargés de la sureté nationale, de la gendarmerie royale, de la protection civile, des forces auxiliaires et des ambulances», doit être écrite en langues amazighe et arabe.

 

- Des milliers de rues, de bâtiments publics et d’infrastructures diverses portent des noms étrangers, en grande majorité arabes, mais très peu ont été baptisés de noms de personnalités amazighes,

 

- Tamazight est toujours absente sur les nouveaux billets de banque,

 

- Tamazight est toujours absente des travaux du parlement marocain,

 

- Aucun discours officiel, ni même officieux n’est prononcé en langue amazighe par les membres du gouvernement, même face à un auditoire qui ne comprend pas l’arabe,

 

- L’agence officielle de presse marocaine s’appelle toujours «Maghreb Arabe Presse»,

 

- Le 20 juin 2023 un article de TelQuel cite un rapport sur l’état de l’édition et du livre au Maroc en 2022 qui indique que les publications en langue arabe sont en hausse et dépassent 79%, suivent de loin le français (17,42%), l’anglais (2,58%) et l’espagnol (0,38%). Aucune mention de la langue amazighe tant le chiffre, si chiffre il y a, serait insignifiant, 

 

- Lors de la dernière coupe du monde de football au cours de laquelle l’équipe marocaine a fait un beau parcours, le bus qui a fait parader les joueurs dans les rues de Rabat était écrit uniquement en arabe, alors même que certains joueurs ne parlent même pas cette langue,

 

- Le Maroc compte consacrer 300 millions de Dirhams (28 millions d’Euros) à la promotion de la langue amazighe en 2023, pour combien de Milliards pour la langue arabe?

 

Nous pouvons continuer ainsi longtemps à égrener la liste des cas d’exclusion ou discriminations à l’encontre de Tamazight, prétendument langue officielle et protégée par la loi. La vérité que vous ne devez pas méconnaitre M. Dalil, est que, malgré quelques avancées symboliques, Tamazight, la langue autochtone du Maroc subit la négation et le rejet, par racisme et autres blocages psychologiques dont souffrent nombre de responsables marocains inféodés à l’idéologie panarabiste et/ou islamiste. De fait, le Maroc demeure trop largement peint aux seules couleurs de l’arabité, ce qui n’est ni légitime, ni juste, ni conforme à la réalité du pays.

 

Nous espérons vivement qu’un jour se produira le déclic qui fera que le Maroc (et les autres Etats du nord de l’Afrique) considérera sincèrement que l’amazighité est une richesse du pays et décidera de la protéger et de la promouvoir comme elle mérite de l’être.

 

Nous espérons que vous publierez cette lettre et pourquoi pas, vous réaliserez prochainement un dossier sur les blocages que subit la langue et la culture amazighes au Maroc.

 

Veuillez agréer, Monsieur le directeur, l’expression de notre considération distinguée.

 

Paris, 18/07/2973 – 30/07/2023

 

Le Bureau du CMA.