Le 9/08/2021, plus de 70 départs de feux ont été constatés dans la partie la plus montagneuse et boisée de Kabylie. Les flammes ont détruit des milliers d’hectares de forêts, des cultures, du bétail, des maisons et des villages entiers. Entre 200 et 300 personnes ont perdu la vie au cours de ces incendies gigantesques et jamais connus jusque-là.
Trois jours après le début des incendies, le gouvernement algérien, par le biais du Ministre de l’intérieur, déclare que «ce sont des mains criminelles qui ont allumé les feux en Kabylie», mais sans donner aucune explication. De nombreuses vidéos faites par des habitants pointent la responsabilité des services algériens dans l’allumage des feux. En tout état de cause, seule une enquête sérieuse et impartiale aurait pu faire la lumière sur les circonstances de cette tragédie et identifier ses auteurs. Mais cette enquête n’a jamais été décidée, ni mise en oeuvre.
Djamel Bensmail, un jeune algérien habitant dans une autre région d’Algérie, s’est déplacé en Kabylie pour «aider à éteindre les feux», selon sa déclaration à un média. Le 11/08/2021, il a été interpellé par la police et emmené au Commissariat de la localité de Larvaa-Nat-Iraten, une localité durement touchée par les incendies. Dans l’enceinte du Commissariat de police, Djamel Bensmail est décédé dans des circonstances obscures, puis son corps a été déplacé sur une place publique où il a été brûlé au milieu d’une foule de gens.
Quelques semaines plus tard, la police procède à une centaine d’arrestations en Kabylie, en lien avec les incendies et avec la mort de Djamel Bensmail.
Les individus arrêtés ont été présentés publiquement comme étant les auteurs des incendies et les assassins de Djamel Bensmail. Plusieurs d’entre eux ont été présentés comme appartenant au «Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie» - MAK. Ce mouvement politique est né en Kabylie en 2001 et ses activités ont été tolérées par les autorités jusqu’à ce qu’il soit classé par le gouvernement algérien en mai 2021, comme «organisation terroriste». Pourtant, en vingt ans d’existence, cette organisation n’a jamais commis le moindre acte de violence.
En novembre 2022, le procès de 94 personnes présumées liées à l’affaire des incendies de Kabylie et à l’assassinat de Djamel Bensmail a eu lieu à huis clos au tribunal criminel de Dar-El-Beida, près d’Alger. Le procès n’a duré que 7 jours pour juger 94 personnes. Les prévenus étaient accusés d’avoir commis des «actes terroristes et subversifs attentatoires à la sécurité de l'Etat, à l'unité nationale et à la stabilité des institutions, homicide volontaire avec préméditation, torture et incitation à la torture, mise à feu volontaire des cultures ayant entrainé la mort de plusieurs personnes, création et adhésion à un groupe ou à une organisation s'adonnant à des actes de sabotage, agression contre des agents de la force publique et publication du discours de haine et de discrimination». A l’issue du procès, 54 prévenus ont été condamnés à mort, d’autres à des peines allant de 2 ans à 10 ans de prison et 17 acquittés. Tous les condamnés ont déposé un recours contre la décision du tribunal de première instance.
Le procès en appel a eu lieu à partir du 15 octobre 2023, également à huis clos, à la Cour d’appel d’Alger. Après seulement 5 jours d’audience, le verdict est tombé: 38 accusés ont été condamnés à mort, 6 condamnés à une peine de 20 ans de prison, 23 autres à une peine de prison allant de 3 à 10 ans, et 26 autres ont été acquittés.
Les avocats ont jugé que les deux procès n’ont pas été équitables et par conséquent les jugements sont inacceptables pour les raisons suivantes:
. En présentant les prévenus devant les médias et notamment la télévision, comme des pyromanes et des assassins bien avant l’ouverture des procès, les autorités algériennes n’ont pas respecté le principe de la présomption d’innocence et ont condamné de fait, des personnes avant qu’elles soient jugées par un tribunal. De plus, cela a créé un climat angoissant pour les accusés, pour leurs familles et pour les avocats, ce qui n’a pas permis à la justice de se tenir dans des conditions équitables et sereines,
. Certains prévenus ont été condamnés bien qu’ils étaient absents des lieux où se sont déroulés les faits. Certains étaient même à l’étranger,
. Les procès ont eu lieu à huis clos sans que cela soit justifié par aucun motif légitime,
. Durant les deux procès, les prévenus étaient tout le temps menottés, ce qui peut être un élément intimidant et déstabilisant pour les accusés, avec pour effet d’affaiblir leur capacité à se défendre à l’audience,
. Certains accusés ont déclaré au juge que des aveux leur ont été extorqués par la police sous la menace et sous la torture, mais le juge n’en a pas tenu compte,
. Les avocats ont déclaré qu’ils n’ont pas pu accéder à certaines pièces essentielles du dossier d’accusation, notamment les vidéos qui ont filmé certains faits,
. L’instruction des dossiers par le juge d’instruction a été faite uniquement à charge, c’est-à-dire contre les prévenus,
. D’après les avocats, le rapport d’autopsie n’a pas été lu à l’audience, ni examiné, ni pris en considération par le juge, alors que ce document aurait pu éclaircir les circonstances de la mort de Djamel Bensmail (notamment l’heure de son décès, les coups qui lui ont été fatals, avec quel genre d’arme, etc),
- Les policiers du Commissariat de Larvaa-Nat-Iraten n’étaient pas présents à l’audience et n’ont donc pas été entendus,
. A l’audience, aucune question n’a été posée par le juge pour savoir pourquoi la police n’a pas protégé Djamel Bensmail notamment au moment où il était sous leur responsabilité à l’intérieur du Commissariat,
. A l’audience, aucun élu ou responsable de la ville de Larvaa-Nat-Iraten n’a été entendu comme témoin,
. A l’audience il n’y avait aucune partie civile, ni témoin parmi les milliers de victimes des incendies,
. Le juge a posé la question à tous les prévenus concernant leur appartenance au MAK. Ce qui laisse entendre que ce procès visait particulièrement les membres de ce mouvement et avait donc un caractère politique,
. Si les condamnés à mort ont été condamnés collectivement pour le meurtre de Djamel Bensmail, pourquoi le juge ne leur a pas demandé comment ces 38 personnes ont-elles procédé concrètement pour tuer le jeune homme? Est-il possible de tuer un individu à 38 personnes ensemble? Pourquoi le juge n’a pas fait procéder à une reconstitution des faits?
. Aucune preuve matérielle irréfutable n’a été apportée mettant en cause sans ambiguïté les accusés comme auteurs des incendies et/ou de l’assassinat de Djamel Bensmail. Donc bien que des personnes aient été condamnées à la peine capitale, nous ne savons pas formellement qui a allumé les feux en Kabylie en 2021, ni qui a tué Djamel Bensmail. Le peuple Kabyle veut connaître la vérité et que les criminels soient punis.
Il y a donc de graves manquements par rapport au droit et aux procédures de justice. Les deux procès n’ont pas été équitables et les condamnations sont donc entachées d’arbitraire. Un procès équitable est un procès qui respecte le droit et les procédures de justice nationaux et internationaux, qui respecte les droits des avocats et des prévenus, innocents jusqu’à preuve du contraire.
Par ailleurs, il est très significatif que les familles victimes des incendies ne se sont pas portées parties civiles dans les deux procès. Seraient-elles convaincues que les auteurs des incendies et du meurtre de Djamel Bensmail ne sont pas ceux qui ont été condamnés? et que les vrais criminels sont en liberté? Il est également très significatif que les habitants de Larvaa-Nat-Iraten aient observé une grève générale le 9/11/2023, afin de protester contre les jugements iniques prononcés par la justice algérienne.
En conséquence, le Congrès Mondial Amazigh (CMA) exprime une nouvelle fois sa pleine solidarité avec toutes les victimes de l’état de non droit en Algérie et déclare que les jugements de la Cour d’appel d’Alger concernant l’affaire des incendies en Kabylie et le meurtre de Djamel Bensmail, sont nuls et non avenus. Le CMA réclame un nouveau procès respectueux des normes juridiques en vigueur et sous contrôle international afin d’en garantir la transparence et l’équité.
Même si le pouvoir algérien fait la sourde oreille à toutes les injonctions de l’ONU, de l’UA et de l’UE, nous ne pouvons pas laisser l’Algérie continuer de violer ses propres lois et les lois internationales. Il n’y a pas de fatalité. Les Amazighs d’Algérie et les Kabyles en particulier doivent prendre conscience qu’ils constituent une force capable de résister efficacement à l’arbitraire. Cette résistance a seulement besoin d’être organisée et mise en œuvre avec des moyens et méthodes pacifiques mais avec courage et détermination.
Paris, 3/11/2973 – 15/11/2023
Le Bureau du CMA